Pénurie d’électricité: un risque majeur pour la Suisse

En résumé

A côté d’une pandémie, une pénurie d’électricité constitue l’un des risques majeurs pour la Suisse. Une meilleure coopération avec l’Union européenne peut cependant diminuer ce risque, estime Yves Zumwald, CEO de Swissgrid, la société qui gère le réseau de haute et très haute tension.

Si la pandémie de Covid-19 nous a appris une chose, c’est que des menaces longtemps considérées comme abstraites peuvent soudainement prendre forme. Or, trois risques majeurs pour la Suisse ont été mis en évidence par l’Office fédéral de protection de la population. Il s’agit d’une pandémie, d’une panne du réseau mobile d’au moins trois jours et d’une pénurie d’électricité. On entend par là un événement qui prive d’électricité de 0,8 à 1,5 million de personnes durant deux à quatre jours. Il faudrait des jours, voire des semaines, pour revenir à une situation normale, estiment les experts, et les impacts seraient énormes, notamment en termes économiques. Swissgrid se retrouverait au premier plan dans un tel scénario. C’est en effet cette société qui gère le réseau de transport d’électricité à très haute tension dans le pays. Quelle est la nature du risque, et comment s’en prémunir? L’avis d’Yves Zumwald, CEO de Swissgrid.

Quels événements pourraient-ils conduire à une pénurie d’électricité?

Il existe trois cas. Nous pourrions ne plus avoir assez d’eau dans les lacs de retenue de barrages et les rivières, à la suite d’un hiver très sec. Nous pourrions abandonner brusquement l’énergie nucléaire. Et nous pourrions ne pas parvenir à importer assez d’électricité pendant les heures où la Suisse n’en produit pas assez, comme les nuits d’hiver. Il est important de noter que ces trois facteurs pourraient s’additionner. (On pourrait ajouter la possibilité d’une cyberattaque, mais Swissgrid est peu bavarde à ce sujet -ndlr).

Le réseau suisse se caractérise pourtant par sa stabilité. Cette crainte n’est-elle pas exagérée?

Le réseau suisse n’existe pas. Nous avons quarante et un points d’interconnexion avec les pays voisins, nous faisons donc partie du réseau européen. Le système est global et sa stabilité doit également l’être. Si nous avons un problème, il affecte nos voisins, et vice-versa. Cette interconnexion nous permet également de nous entraider en cas de besoin. C’est une excellente chose: plus un réseau est vaste, plus il est stable.

Un gros problème s’est pourtant produit le 8 janvier…

Effectivement. Il faut savoir que, comme on ne peut pas stocker l’électricité à grande échelle, la production et la consommation doivent être égales en tout temps. Ce jour-là, les Balkans et la Grèce ont produit et exporté beaucoup d’électricité photovoltaïque, alors que le Nord de l’Europe en importait de grandes quantités. Un élément du réseau est entré en surcharge en Croatie et s’est déclenché (c’est-à-dire qu’il s’est mis automatiquement hors service - ndlr). Cela a créé des effets en cascade, qui ont coupé le réseau européen en deux. On a rétabli la situation en interrompant la fourniture d’électricité à de gros clients du Nord et en diminuant la production dans le Sud.

L’incident a-t-il été considéré comme grave?

Oui, même si les mesures prises automatiquement ont pleinement joué leur rôle. On était encore relativement loin d’un black-out. Cet incident montre cependant que l’exploitation des réseaux de transport devient de plus en plus difficile avec l’augmentation des échanges et l’essor du photovoltaïque et de l’éolien, dont les flux sont difficiles à planifier.

Comment s’en prémunir?

En collaborant et en appliquant des règles communes. L’Union européenne avance dans cette direction. Faute d’accord bilatéral sur l’électricité, la Suisse en est cependant exclue. Si cette situation perdure, elle pourrait avoir des conséquences sensibles d’ici à quatre ou cinq ans.

C’est-à-dire?

Les échanges d’électricité augmentent en Europe. Comme la Suisse se trouve au centre, beaucoup d’entre eux y passent. Faute d’être intégrés dans les plateformes d’échange européennes, nous ne sommes pas avertis à l’avance quand certains flux de courant arrivent en Suisse. Nous devons gérer la situation en temps réel pour éviter qu’ils créent des déséquilibres. Nous intervenons en urgence pour demander à certains producteurs de cesser leur production, à d’autres de l’augmenter, et nous devons les payer pour cela. Cela coûte cher et entraîne une instabilité croissante, qui pourrait nous causer des problèmes à l’avenir.

Ne pourrait-on pas bloquer les flux de courant indésirables à la frontière?

Si le réseau est si stable, c’est précisément parce qu’il est interconnecté. C’est ce qui permet aux pays de s’entraider en cas de besoin, d’acheter et de vendre de l’électricité.

Mais si on décidait de bloquer ces flux malgré tout?

Il faudrait installer un transformateur déphaseur - une espèce de robinet - à quarante millions de francs sur chacun des quarante et un points d’interconnexion. Cela coûterait plus d’un milliard de francs et ne servirait peut-être à rien. Nos voisins pourraient aussi installer des robinets pour débloquer les flux que nous voulons bloquer, et ils pourraient aussi bloquer des flux dont nous avons besoin! Ce genre d’approche ne mène à rien. Il vaut mieux miser sur la collaboration.

Comment?

Swissgrid ne se prononce pas sur le projet d’accord-cadre avec l’UE, mais est en faveur d’un accord bilatéral sur l’électricité (qui est quasiment prêt, mais dont la signature est conditionnée à celle de l’accord-cadre - ndlr). Nous ne pouvons pas nous trouver au centre de l’Europe, avec un réseau interconnecté, sans avoir les mêmes droits et obligations, sans appliquer les mêmes règles et sans participer à leur élaboration.