Les milieux académiques se penchent sur les nouvelles formes de travail

En résumé

Avec la pandémie, l’organisation du travail a été profondément chamboulée, le télétravail ayant été imposé du jour au lendemain. Depuis, des formes plus souples de travail ont été mises en place au sein d’entreprises. Il est nécessaire de documenter et d’accompagner cette transformation sociale. Celle-ci a d’ailleurs entraîné un vif intérêt des chercheurs universitaires. Les thèmes qui en découlent sont très larges: santé, performance, relation entre employeur et employé ou entre collègues, séparation de la vie privée et professionnelle. Le tour d’horizon des grandes questions ne fait que commencer.

Du télétravail à l’organisation hybride de celui-ci, tout a changé depuis 2020. La période du confinement exigé par la pandémie a permis de tester différents modes de fonctionnement à distance, globalement avec succès. Grâce à l’acquisition de nouvelles compétences et d’outils technologiques, une approche assouplie des modes de travail semble s’inscrire durablement.

Cette évolution implique autant de défis que d’opportunités, dont il faut prendre conscience. Les milieux académiques ne pouvaient pas passer à côté de ces évolutions. Tout récemment, quatre équipes d’universités, deux françaises (Lyon et Grenoble) et deux suisses (Genève et Lausanne), réunies au sein de l’Alliance Campus Rhodanien, ont rassemblé les premiers résultats de leur recherche. Ceux-ci ont été présentés et discutés au cours d’une première journée d’échange, le 10 novembre dernier. Une série de rendez-vous entre Genève et Grenoble est prévue pour poursuivre les réflexions.

David Giauque, professeur à l’Institut des hautes études en administration publique, a abordé la question complexe des liens entre performance et santé des employés sous le prisme des nouveaux modes de travail hybrides. Prudent, le professeur a d’emblée précisé que la littérature parue sur le sujet ne permet pas, actuellement, de faire ressortir des tendances claires sur leurs avantages et leurs inconvénients. C’est un peu tôt: il faudra voir comment la situation évolue.

Il ressort à ce stade que les conséquences humaines et organisationnelles du télétravail varient beaucoup selon le contexte propre à chacun. Les différences proviennent à la fois du cadre mis en place pour travailler à distance, de la situation civile et familiale, mais aussi de la qualité du leadership et de la confiance qui règne entre les parties. Dans bien des cas, le travail à distance aurait tendance à figer des situations préexistantes: un dirigeant ou un employé problématique ne se révèle pas différent à distance qu’en présentiel. Il y a même de grands risques pour que le manque de communication péjore la situation.

LE TÉLÉTRAVAIL, C’EST BON POUR LA SANTÉ (OU PAS)

En ce qui concerne le thème de la santé, le passage en revue des études publiées sur la question dans de nombreux pays met en avant un peu plus d’effets positifs du télétravail, du moins de prime abord. On constate presque partout une baisse du stress et de la fatigue liés aux déplacements. Toutefois, des témoignages mettent l’accent sur les aspects négatifs, comme le fait de ressentir davantage d’isolement ou d’être confronté à une augmentation des tensions au foyer.

En passant en revue de nombreuses retombées potentielles sur la santé physique ou psychique du public concerné, les résultats sont toujours aussi peu univoques. Ils mettent en évidence une règle simple à respecter: dans le cadre des nouveaux modes de travail, il est impératif pour un employeur de renforcer le soutien et l’encadrement des employés. «Il faut avoir une idée claire du rôle qu’on attend du télétravailleur et pratiquer des retours d’expérience répétés, car la situation change dans la durée», admet David Giauque. Il faut apprendre à nourrir le lien autrement, comme l’ont relevé les participants aux ateliers qui alternaient avec les présentations.

L’IMBRICATION DES RÔLES PÉNALISE LES FEMMES

Le deuxième thème, celui de la séparation entre la sphère privée et professionnelle, a également décrit des résultats surprenants et variables. Là encore, tout dépend des modes de travail, télétravail ou autres formes hybrides. Les chercheurs relèvent de manière unanime des effets genrés: les femmes mettent spontanément en place une organisation du travail qui tient compte de l’ensemble des besoins des membres du foyer. Cela peut les pousser à effectuer une partie de leurs tâches professionnelles en dehors des heures classiques, comme la nuit, tôt le matin ou le week-end, avec des risques d’épuisement accrus.

Les hommes, quant à eux, se montrent plus compétents en ce qui concerne la définition de leurs priorités, se consacrant en premier lieu à leurs tâches rémunérées, celles relatives au ménage et aux enfants venant après. L’affectation de la place de travail à domicile traduit aussi cette répartition «traditionnelle » des rôles masculin et féminin. L’homme a généralement son bureau à part, tandis que la femme travaille sur un coin de table, au salon ou à la cuisine. Reste encore le cas des travailleurs nomades et sans personne à charge. Pour eux, le choix de ce mode de vie engendre d’autres défis. Ils font généralement de leur occupation professionnelle le centre de leur existence et sont dépourvus de limites.

Quelle que soit la place occupée dans l’entreprise, cette révolution du travail n’a pas fini de nous affecter. Émilie Vayre et Juliette Vassallo, respectivement professeure et doctorante à Lyon, constatent: «Si cette hybridation est susceptible de faciliter l’articulation entre la vie professionnelle et la vie privée, l’organisation des activités propres aux différents domaines de vie ne s’opère pas sans difficultés et sans risques. Des risques qui touchent tant la qualité de vie au travail que l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes».

Malgré cette réalité contrastée, toutes les études font ressortir que les femmes comme les hommes apprécient ces nouvelles manières de travailler. Au vu de l’évolution démographique et de l’arrivée des jeunes sur le marché du travail, les entreprises ont avantage à se montrer ouvertes autant que possible. Ce sera une des conditions attendues pour rester attractives.


Les jeunes, inflexibles au sujet de la souplesse au travail

Idéalistes ou pas, lorsqu’il s’agit de choisir l’employeur idéal, les jeunes sont 71% à regarder d’abord le salaire et l’environnement de travail, selon la dernière étude menée par Academic Word1. La flexibilité des horaires et le lieu de travail deviennent toutefois des éléments déterminants pour 64% des jeunes interrogés, ce qui représente une forte progression, puisque ce taux n’était que de 43% en 2021.

Cet indicateur révèle que les jeunes Suisses romands ont toujours les mêmes noms en tête lorsqu’ils doivent mentionner les entreprises qui les font rêver: Google, Rolex et Patek Philippe arrivent en tête, le premier pour sa culture de l’innovation, les deux autres pour leur renommée. Toutefois, l’analyse des critères de choix révèle une subtile mécanique de transformation des attentes en général. Ainsi, les nouvelles générations veulent qu’on leur propose une grande souplesse de modes de travail, tant concernant le lieu que les horaires. Cette évolution est récente et nette, car, l’an dernier, les jeunes parlaient surtout de possibilités d’évolution de carrière, toujours selon cet index. Or, il aura suffi de quelques mois à peine pour que l’ambiance et les attentes changent.

«La pandémie n’a fait que confirmer, voire accentuer la tendance qui se dessinait déjà chez les milléniaux (génération Y, soit les personnes nées entre 1980 et 1990 - ndlr) et la génération Z (les personnes nées entre la fin des années 1990 et 2010 - ndlr) avant le covid-19», précise Marine Conte, responsable de l’enquête chez Academic Work Switzerland. «On entend souvent dire que les jeunes professionnels sont paresseux, qu’ils veulent moins travailler, être libres. Or, ce qu’ils cherchent vraiment, c’est l’autonomie. Ils veulent pouvoir prendre leurs propres décisions sur l’organisation de leur temps et de leurs tâches. Cela passe aussi par un taux d’activité réduit, qui leur permet de se consacrer à d’autres projets. » «Avoir ce facteur en tête, c’est leur laisser la chance de se développer», ajoute Marcus Andersson, Managing Director d’Academic Work Switzerland.

Il est intéressant de noter que cette génération montante accorde beaucoup d’importance à la qualité du management, dont elle espère un accompagnement personnalisé dans ce désir de flexibilité. Sans le savoir, les participants à cette enquête vont donc dans le même sens que les premières analyses des milieux académiques (lire ci-dessus).


  1. L’étude Young Professional Attraction Index 2022 a été réalisée par Academic Work en partenariat avec l’institut d’études Kantar. Près de deux mille jeunes professionnels suisses romands ont participé à cette quatrième édition.